27

 

Nous nous posâmes avec le minimum de cérémonie.

La cabine de Chanterelle s’était immobilisée sur une poutrelle d’acier dépassant de la paroi d’Escher Heights, assez large pour accueillir près d’une douzaine d’autres véhicules. Surtout des télécabines, mais il y avait aussi quelques cigares volants avec leurs moignons d’ailes. Comme tous les engins volants que j’avais vus dans la cité, ils avaient ce profil effilé, aérodynamique, typique d’avant la peste. Ils ne devaient pas être faciles à piloter dans ce labyrinthe convulsé, mais peut-être les propriétaires aimaient-ils le défi qu’y représentait la navigation. Une sorte de sport à haut risque ?

Les gens arrivaient et repartaient de leurs véhicules, certains privés, d’autres arborant le logo d’une compagnie de taxi. Quelques personnes étaient simplement plantées autour de la plate-forme et regardaient la cité dans des télescopes fixes. Tout le monde avait des tenues extravagantes, des capes ou des houppelandes gonflées comme des bulles, des coiffures d’une bizarrerie étudiée, en une tempête de couleurs et de textures à côté desquelles l’architecture environnante faisait un peu guindée. Les gens portaient des masques ou minaudaient derrière des voiles, des éventails, ou sous d’élégantes ombrelles. Ils tenaient en laisse des animaux génétiquement modifiés, qui n’entraient dans aucune classification connue, comme des chats avec des crêtes de lézard géant. Et encore, la plupart de ces animaux familiers étaient moins bizarres que leurs maîtres ; on trouvait ainsi des centaures avec quatre vraies pattes, et des individus qui, bien qu’ayant conservé une forme humaine plus ou moins standard, étaient effilés et déformés au point de ressembler à des statues postmodernes. Une femme s’était fait étirer le crâne dans de telles proportions qu’on aurait dit le bec corné d’un oiseau exotique. Un homme s’était métamorphosé en alien, l’antique prototype mythique de l’extraterrestre au corps filiforme, d’une minceur surnaturelle, aux grands yeux noirs en amande.

Chanterelle me dit que ce genre de changement pouvait être effectué en quelques jours ; quelques semaines tout au plus. Il était possible, lorsqu’on était assez déterminé, de modifier son image corporelle une douzaine de fois dans l’année, c’est-à-dire plus souvent que je ne me faisais couper les cheveux !

Et je m’attendais à trouver Reivich dans un endroit pareil ?

— À votre place, me dit Chanterelle, je ne resterais pas là, à bayer aux corneilles. Je suppose que vous ne tenez pas à ce que les gens comprennent que vous n’êtes pas d’ici ?

Je palpai le pistolet à balles de glace dans ma poche en espérant qu’elle avait vu mon bras se crisper.

— Continuez à marcher. Quand j’aurai besoin d’un conseil, je vous le ferai savoir.

Elle repartit sans mot dire, mais après quelques pas je commençai à me sentir coupable de l’avoir si sèchement rabrouée.

— Je regrette. Je me rends compte que vous vouliez m’aider.

— C’est dans mon propre intérêt, répondit la femme, du coin des lèvres comme si elle me racontait une bonne blague. Je ne tiens pas à ce que vous attiriez l’attention au point que quelqu’un s’en prenne à vous et que je me retrouve prise entre deux feux.

— Bien sûr…

— Simple question de survie. Comment pourrais-je m’en faire pour vous alors que vous venez de blesser mes amis et que je ne sais même pas votre nom ?

— Vos amis vont s’en tirer, dis-je. À cette heure-ci, demain, ils ne boiteront même plus. À moins qu’ils ne décident de rester estropiés, pour se donner un genre. Sûr que ça leur ferait une belle histoire à raconter dans les cercles cynégétiques.

— Et comment vous appelez-vous, déjà ?

— Appelez-moi Tanner, dis-je, tout en l’incitant à avancer plus vite.

En traversant le terrain d’atterrissage pour aller vers l’entrée en arcade d’Escher Heights, nous fûmes assaillis par un vent humide et chaud. Quelques palanquins passèrent devant nous comme des pierres tombales en marche. Enfin, au moins il semblait bien qu’il ne pleuvrait pas aujourd’hui. Peut-être le temps était-il meilleur dans cette partie de la ville. Ou bien peut-être étions-nous assez haut pour échapper aux intempéries. J’étais encore trempé par mon plongeon dans la Mouise. Cela dit, de ce point de vue, Chanterelle n’était pas mieux lotie que moi.

L’arcade menait à une petite pièce vivement éclairée par des lanternes et des guirlandes lumineuses. Des ventilateurs brassaient lentement un air qui sentait bon le frais. Le couloir s’incurvait doucement vers la droite et passait sur des ponts de pierre qui enjambaient des bassins ornementaux. Pour la deuxième fois depuis mon arrivée dans cette ville, je vis des koïs me regarder en faisant des bulles.

— Qu’est-ce qu’ils ont avec les poissons, dans ce bled ? m’étonnai-je.

— Vous ne devriez pas parler comme ça. Ils sont très importants pour nous.

— Ce ne sont que des carpes !

— Vous l’avez dit. Sauf que ce sont les koïs qui nous ont donné l’immortalité. Ou du moins le premier pas vers l’immortalité. Elles vivent très très longtemps. Même dans la nature, elles ne meurent jamais vraiment de vieillesse. Elles grossissent, grossissent au point que leur cœur finit par lâcher, mais ce n’est pas la même chose que de mourir de vieillesse.

J’entendis Chanterelle murmurer quelque chose qui ressemblait à « bénies soient les koïs » en traversant le pont, et mes lèvres firent écho à ses paroles. Je ne tenais pas à passer pour un marginal.

Les parois cristallines étaient composées d’un foisonnement d’octogones interminablement répétés, parfois évidés pour héberger des petits éventaires, des salons de beauté et autres échoppes, signalés par des enseignes lumineuses qui vantaient leurs services en caractères flamboyants ou à l’aide d’hologrammes pulsatiles. Les gens du Dais se promenaient ou faisaient leurs courses, en couple pour la plupart. Ils avaient l’air jeunes, même s’il n’y avait pas beaucoup d’enfants, lesquels pouvaient d’ailleurs aussi bien être des adultes néotènes arborant leur dernière image corporelle en date, ou des animaux de compagnie andromorphes programmés pour prononcer quelques phases enfantines.

Chanterelle me conduisit dans un espace beaucoup plus vaste, un immense hall voûté étincelant d’une splendeur cristalline, dans lequel convergeaient plusieurs niveaux de galeries marchandes et de patios éclairés par des lustres gros comme des capsules spatiales. Les passages s’entrecroisaient, serpentaient entre des bassins pleins de koïs et de cascades ornementales, des pagodes et des maisons de thé. Le centre de l’atrium était occupé par un énorme aquarium protégé par un filigrane de métal fumé. Il y avait quelque chose dans l’aquarium, mais avec tous ces gens massés autour, tenant des ombrelles multicolores, des éventails et des animaux en laisse, je ne voyais pas ce que c’était.

— Je vais m’asseoir à cette table, dis-je à Chanterelle. Vous allez chercher une tasse de thé et quelque chose pour vous à la maison de thé, puis vous reviendrez ici et vous me ferez le plaisir d’afficher un air ravi.

— Vous allez garder cette arme braquée sur moi pendant tout ce temps ?

— Considérez ça comme un hommage ; mon flingue et mes yeux ne peuvent pas se détacher de vous.

— Vous êtes très drôle, Tanner. Faites attention au surrégime.

J’eus un sourire et me laissai tomber dans le fauteuil. Soudain, je me rendis compte que j’étais encroûté de crasse de la Mouise et qu’au milieu des promeneurs du Dais, dans leurs tenues sophistiquées, je devais avoir l’air d’un croque-mort à une kermesse.

Je m’attendais à moitié à ce que Chanterelle ne revienne pas avec le thé. Pensait-elle vraiment que j’oserais lui tirer dans le dos ? S’imaginait-elle que j’étais assez doué pour viser avec mon arme depuis le fond de ma poche sans courir le risque d’atteindre quelqu’un d’autre ? Elle n’avait qu’à s’en aller ; ç’aurait été la fin de notre relation. Et à elle aussi, ça ferait une belle histoire à raconter, même si la partie de chasse de la nuit ne s’était pas tout à fait passée comme prévu. Je n’aurais pas pu lui en vouloir. J’essayais de la détester, mais je n’y arrivais pas. Je comprenais la façon de voir de Zebra, mais ce que m’avait dit Chanterelle tenait également debout. Elle croyait que les proies du Grand Jeu étaient des méchants qui méritaient de mourir. Chanterelle avait tort, à propos des victimes, mais comment aurait-elle pu le savoir ? De son point de vue, ce qu’elle faisait était presque estimable.

Il suffisait que je me permette d’envisager cette idée, même si je n’allais pas jusqu’à la faire mienne.

Sky Haussmann aurait été très fier de moi.

— N’ayez pas l’air aussi reconnaissant, Tanner.

Chanterelle était de retour, avec le thé.

— Pourquoi êtes-vous revenue ?

Elle posa les deux tasses sur la table de fer forgé et s’assit en face de moi dans un mouvement aussi sinueux que celui d’une chatte. Je me demandai si le système nerveux de Chanterelle avait été modifié pour lui donner cet aspect félin ou si c’était une question de pratique.

— Bah, je suppose que je ne me suis pas encore lassée de vous, répondit-elle. C’est peut-être même le contraire. Je suis intriguée. Et maintenant que nous sommes dans un endroit public, je vous trouve beaucoup moins menaçant.

Je trempai mes lèvres dans le thé. Il n’avait presque pas de goût. L’équivalent gustatif d’une couleur délicieusement pastel.

— Il doit y avoir autre chose.

— Je viens de passer quelques coups de fil. Vous avez tenu parole, pour mes amis. Vous auriez pu les tuer – enfin, je pense, et vous leur avez fait une faveur. Vous leur avez montré ce que c’est que la douleur, la vraie douleur ; pas l’approximation édulcorée que procurent les expériensticks. Et comme vous avez dit, vous leur avez donné l’occasion de se vanter de quelque chose. J’ai raison, non ? Vous auriez pu les tuer comme ça, fit-elle en claquant des doigts, et ça n’aurait rien changé à vos projets.

— Et qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai des projets ?

— Les questions que vous posez. Et je crois aussi que, quoi que vous projetiez de faire, vous n’avez pas beaucoup de temps devant vous.

— Je peux poser une autre question ?

Chanterelle hocha la tête et en profita pour enlever son masque félin. Elle avait des yeux léonins, à la pupille verticale, mais en dehors de ça son visage était assez humain, large, ouvert, aux pommettes hautes, encadré par une brume de boucles auburn qui mettaient son cou en valeur.

— Juste avant que je tire sur vos amis, l’un d’eux a dit quelque chose. C’était peut-être vous, d’ailleurs, je ne me souviens plus très bien.

— Allez-y. Qu’est-ce que c’était ?

— C’était à propos de mes yeux.

— Alors c’était moi, répondit Chanterelle, pas très à l’aise.

— Qu’avez-vous dit ? Qu’est-ce que vous avez vu ?

Elle baissa la voix, comme si elle se rendait compte du tour étrange que la conversation avait pris.

— C’était comme s’ils brillaient, comme si vous aviez deux lacs brillants dans le visage. J’ai pensé que vous portiez une sorte de masque, ajouta-t-elle très vite, d’une voix tendue, et que vous l’aviez enlevé avant d’émerger à nouveau. Mais ce n’était pas ça, hein ?

— Non, je n’avais de masque. Mais j’aurais bien voulu que ce soit le cas.

Elle me regarda droit dans les yeux, les fentes verticales de ses prunelles s’étrécissant alors qu’elle se concentrait.

— Quoi que ce soit, ce n’est plus là. Est-ce que vous êtes en train de me dire que vous ne savez pas ce qui s’est passé ?

— J’imagine, dis-je en finissant, sans grand enthousiasme, mon thé insipide, que ça restera l’un des petits mystères de ma vie.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Une réponse ?

— La meilleure que je puisse faire pour l’instant. Et si ça vous paraît être le genre de réponse que pourrait faire un homme effrayé de découvrir la vérité, vous n’avez peut-être pas tout à fait tort, conclus-je en passant la main sous mes vêtements trempés de sueur pour me gratter la poitrine. Disons que je préférerais changer de sujet.

— Puis-je vous rappeler que ce n’est pas moi qui ai abordé la question ? répondit Chanterelle avec une ironie mordante. Que se passe-t-il, Tanner ? Vous m’avez dit que vous étiez surpris que je sois revenue. Ça doit vouloir dire que ma présence n’est pas vitale pour vous, ou vous ne m’auriez pas laissée partir comme ça. Ça veut-il dire que nos routes vont se séparer, maintenant ?

— On dirait que vous êtes déçue…

Je me demandai si Chanterelle avait remarqué que je n’avais pas porté la main à mon arme depuis plusieurs minutes. D’ailleurs, c’est à peine si j’y avais pensé.

— Serait-ce que je vous impressionne ? poursuivis-je. Ou bien vous vous ennuyez plus que je ne l’imaginais ?

— Un peu des deux, probablement. Enfin, vous êtes fascinant, Tanner. Pire que ça, vous êtes une énigme à moitié résolue.

— À moitié ? Déjà ? N’allez pas trop vite. Je ne suis pas aussi insondable que vous le croyez. Grattez la surface et vous pourriez être surprise du peu qu’il y a à découvrir dessous. Je suis juste…

Que m’apprêtais-je à lui dire ? Un soldat ? Un homme de parole ? Un imbécile qui ne sait même pas que son temps est écoulé ?

Quoi qu’il en soit, je me levai, les mains bien en vue.

— Vous pourriez m’être utile, Chanterelle, c’est tout. Il n’y a pas grand-chose d’autre à deviner. Si vous voulez me montrer un peu cet endroit, je vous en serai reconnaissant. Mais vous pouvez aussi vous en aller. Maintenant.

— Vous avez de l’argent, Tanner ?

— Un peu. Mais je crains de ne pas aller très loin avec, ici.

— Montrez-moi combien vous avez.

Je fis apparaître mes derniers mark’o-Ferris crasseux et les posai dans leur triste intégralité sur la table.

— Qu’est-ce que je peux me payer avec ça ? Une autre tasse de thé ? Avec un sucre ?

— Ça devrait aller. Vous devriez en tout cas vous rhabiller, de pied en cap, ce ne serait pas inutile si vous voulez vous fondre, même approximativement, dans la foule.

— J’ai l’air tellement déplacé ?

— Vous avez l’air tellement déplacé, Tanner, que vous risquez sérieusement de lancer une nouvelle mode. Et je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que ce n’est pas tout à fait ce que vous avez en tête.

— Pas vraiment, non.

— Je ne connais pas assez bien Escher Heights pour vous recommander les bons endroits, mais j’ai vu des boutiques, en passant, où vous devriez pouvoir vous relooker.

— J’aimerais d’abord voir cet aquarium, si ça ne vous fait rien.

— Oh, ça ! C’est Mathusalem. J’avais oublié qu’ils l’avaient mis là.

Ce nom me disait vaguement quelque chose, et j’eus l’impression d’y avoir à moitié pensé à un moment donné, ce soir-là. Mais Chanterelle m’emmenait déjà.

— Nous pourrons revenir plus tard, quand vous arborerez une tenue un peu moins voyante.

Je poussai un soupir et levai les mains en signe de reddition.

— Vous pourrez aussi me montrer le reste d’Escher Heights.

— Pourquoi pas ? La nuit ne fait que commencer, après tout.

Pendant que nous retournions vers les boutiques, Chanterelle passa quelques coups de fil supplémentaires. Elle s’enquit à nouveau de ses amis, s’assurant qu’ils étaient toujours vivants et qu’ils allaient bien, mais elle ne leur laissa pas de message et n’y fit plus jamais allusion après. C’était comme ça, me dis-je. Beaucoup des gens que j’avais vus dans Escher Heights devaient être au courant de l’existence du Grand Jeu, et le suivaient peut-être même avec avidité, mais personne ne voulait l’admettre en dehors des salons privés où son existence était connue et sa pratique très prisée.

La boutique que nous choisîmes était tenue par deux cyborgs bipèdes d’un noir éclatant, beaucoup plus sophistiqués que tous ceux que j’avais jusqu’alors vus en ville. Ils m’abreuvèrent de compliments hypocrites, comme si je ne savais pas que j’avais l’air d’un gorille échappé d’un zoo. En suivant les conseils de Chanterelle, j’optai pour un complet qui ne choquerait pas trop les populations et qui ne me mettrait pas complètement sur le sable. Le pantalon et le veston rappelaient les oripeaux des Mendiants, dont je me débarrassai avec soulagement, mais coupés dans des tissus atrocement voyants, striés de fils métalliques, dorés et argentés, qui scintillaient à chaque mouvement. J’avais l’impression qu’on ne verrait que moi, mais quand je sortis de la boutique – la houppelande de Vadim serrée autour de ma taille –, je ne m’attirai que de vagues regards en passant et non plus les noires grimaces que je suscitais jusque-là.

— Alors, fit Chanterelle, vous allez me dire d’où vous venez ?

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Eh bien, vous n’êtes pas d’ici. Pas de Yellowstone, ni de la Ceinture de Rouille, apparemment. Et probablement pas non plus d’une autre enclave du système.

— Je viens de Sky’s Edge, dis-je. Je suis arrivé sur l’Orvieto. Mais ça, je suppose que vous l’aviez déduit de mes fringues des Mendiants.

— En effet. Sauf que la houppelande m’intriguait.

— Ce vieux truc ? Il m’a été donné par un ami, dans la Ceinture de Rouille.

— Désolée, mais personne ne donnerait un manteau pareil, ou alors en héritage, fit Chanterelle en tripotant l’une des pièces chatoyantes, grossièrement taillées, cousues dessus. Vous n’avez pas idée de ce que ça signifie, hein ?

— D’accord. Je l’ai volé. À quelqu’un qui l’avait lui-même volé, j’imagine. Un homme qui a mal fini.

— C’est un tout petit peu plus plausible. Mais la première fois que je l’ai vu, je me suis demandé… Et quand vous avez parlé de l’Onirozène… dit-elle dans un souffle.

Elle avait tellement baissé la voix pour prononcer ce mot que c’est à peine si je l’entendis.

— Désolé, je n’y comprends rien. Qu’est-ce que l’Onirozène a à voir avec cette défroque ? demandai-je.

Au même moment, je me souvins que Zebra avait fait une allusion de ce genre.

— Plus que vous ne le pensez, apparemment. Écoutez, Tanner, vous posez sur l’Onirozène des questions qui feraient comprendre même au débile le plus profond que vous n’êtes pas d’ici, et en même temps vous portez un truc qui proclame que vous appartenez au système de distribution… un manteau de dealer, en fait.

— Vous ne m’avez pas dit tout ce que vous saviez sur l’Onirozène, hein ?

— Presque tout. Mais pas n’importe quoi. En voyant votre manteau, je me suis demandé si vous n’essayiez pas de me rouler, alors j’ai fait attention.

— Dites-moi tout ce que vous savez. Quelle est l’ampleur du trafic ? J’ai vu des gens s’injecter des doses de quelques centicubes, et en avoir, quoi ? cent doses en réserve. Je suppose que l’Onirozène est réservé à une petite minorité de gens. Sans doute des gens comme vous, l’élite à laquelle vous appartenez, quelques amis qui aiment prendre des risques, et c’est à peu près tout. Ça fait quelques milliers de consommateurs réguliers dans toute la ville, au grand maximum, non ?

— Vous ne devez pas être loin du compte.

— Ce qui impliquerait un approvisionnement régulier, dans toute la ville, de… combien ? Quelques centaines de centicubes par utilisateur et par an ? Peut-être un million par an, pour toute la ville ? Ça ne fait pas beaucoup, à vrai dire – un mètre cube d’Onirozène, quelque chose comme ça.

— Je ne sais pas, bredouilla Chanterelle, l’air gênée de parler de ce qui était manifestement une addiction. Mais ça paraît vraisemblable. Tout ce que je sais, c’est que le produit est plus difficile à trouver qu’il y a un an ou deux. Nous avons dû nous rationner ; trois ou quatre stims par semaine, tout au plus.

— Et personne d’autre n’a essayé d’en produire ?

— Si, bien sûr. Il y a toujours des gens pour essayer de vendre du faux Onirozène. Mais ce n’est pas une simple question de qualité. C’est du Zène ou ça n’en est pas.

Je hochai la tête, mais, en réalité, je n’y comprenais pas grand-chose.

— C’est apparemment un juteux marché. Gédéon doit être le seul à avoir accès au bon process, ou je ne sais quoi. Vous en avez cruellement besoin, les post-mortels ; sans ça, vous seriez de la viande froide. Ça veut dire que Gédéon peut faire monter les prix autant qu’il veut, sans raison autre que son bon vouloir. Ce que je ne vois pas, c’est pourquoi il limite tant l’approvisionnement.

— Il les a augmentés, les prix, ne vous en faites pas !

— Ça pourrait être tout simplement parce qu’il ne peut plus en vendre autant qu’avant, parce qu’il y aurait un goulot d’étranglement dans la chaîne de production… peut-être un problème d’approvisionnement de la matière première, ou quelque chose comme ça. Bon, vous voulez bien m’expliquer ce que c’est que ce manteau ?

— L’homme qui vous l’a donné était un dealer, Tanner. Voilà ce que veulent dire les pièces. Son propriétaire devait être en rapport direct avec Gédéon.

Je repensai au moment où j’avais fouillé la cabine de Vadim avec Quirrenbach. Et je me souvins que Quirrenbach et Vadim étaient en fait complices.

— Il avait de l’Onirozène, confirmai-je, mais c’était dans la Ceinture de Rouille. Donc pas tout près de la source d’approvisionnement.

Bien sûr, ajoutai-je intérieurement. Mais… et son ami ? peut-être Vadim et Quirrenbach travaillaient-ils ensemble de plusieurs façons : Quirrenbach était-il le grossiste, et Vadim son dealer dans la Ceinture de Rouille ?

J’avais de plus en plus envie de reparler à Quirrenbach. Maintenant, j’avais plus d’une chose à lui demander.

— Votre ami n’était peut-être pas si près que ça de la source d’approvisionnement, reprit Chanterelle. Enfin, quoi qu’il en soit, il y a une chose que vous devez comprendre. Toutes les histoires que vous entendez à propos de Gédéon, des gens qui disparaissent parce qu’ils posent les mauvaises questions…

— Oui ? demandai-je.

— Eh bien, toutes ces histoires sont vraies.

 

 

Après ça, je suivis Chanterelle aux courses de palanquins. Je pensais qu’il y avait une petite chance pour que Reivich montre son nez à un événement pareil, mais j’eus beau scruter la foule du regard, je ne vis personne qui puisse être mon homme.

La piste décrivait des arabesques compliquées et revenait plusieurs fois sur elle-même en louvoyant sur plusieurs niveaux. Il lui arrivait même parfois de sortir du bâtiment, suspendue bien au-dessus de la Mouise. Il y avait des chicanes, des obstacles et des chausse-trappes, et les parties qui formaient des boucles dans la nuit n’étaient pas bordées par des rambardes, de sorte qu’il n’y avait rien pour empêcher les palanquins de passer par-dessus bord si leur pilote prenait un virage trop sec. Il y avait dix ou onze engagés par épreuve. Les palanquins étaient extraordinairement décorés. Des règles très strictes définissaient ce qui était permis et ce qui ne l’était pas, mais d’après Chanterelle ces règles n’étaient qu’à moitié respectées, et il n’était pas inhabituel qu’un concurrent munisse son palanquin d’armes destinées à éliminer ses adversaires – par exemple des béliers qui permettaient d’éjecter les voisins dans les courbes aériennes.

Au début, les courses avaient commencé sous forme de paris entre deux immortels qui s’ennuyaient mortellement, dit-elle. Mais à présent, presque tout le monde pouvait y prendre part. La moitié des palanquins étaient occupés par des gens qui n’avaient rien à craindre de la peste. D’immenses fortunes changeaient de mains au cours d’une nuit de courses.

Enfin, me dis-je, ça valait toujours mieux que le Grand Jeu.

 

 

— Que savez-vous des Mixmasters ? me demanda Chanterelle alors que nous quittions les courses.

Le nom me disait quelque chose, mais c’était tout.

— Pas grand-chose, répondis-je sans me mouiller. Pourquoi cette question ?

— Vous n’en avez pas idée, hein ? Ça règle le problème, Tanner ; vous n’êtes vraiment pas du coin. Comme si j’en avais jamais douté, d’ailleurs.

Les Mixmasters avaient été les grands gagnants de la Pourriture Fondante. Ils faisaient partie des rares strates du système qui avaient traversé la crise plus ou moins intactes. Comme les Mendiants, c’était une guilde financièrement autonome, et comme les Mendiants, ils avaient commerce avec Dieu. Mais la ressemblance s’arrêtait là. Les Mendiants – quels que soient leurs autres buts – étaient là pour servir et glorifier leur dieu. Alors que les Mixmasters voulaient devenir Dieu.

D’un certain point de vue, ils avaient réussi.

Quand les Amerikanos avaient colonisé Yellowstone, il y avait près de quatre cents ans de cela, ils avaient amené avec eux toutes les connaissances génétiques de leur culture : le séquençage et la carte du génome, et les réseaux neuraux de millions d’espèces terriennes, y compris tous les primates et les mammifères supérieurs. Ils avaient une connaissance intime de la génétique. C’est comme ça qu’ils étaient arrivés sur Yellowstone, du reste : en envoyant leurs œufs fertilisés par l’intermédiaire de fragiles sondes-robots. Dès leur atterrissage, ces machines avaient fabriqué les incubateurs qui avaient permis à ces œufs d’éclore. Ils n’avaient pas duré, évidemment – mais ils avaient laissé un héritage. Des séquences ADN qui avaient permis à leurs descendants de mêler leur sang au sang amerikano, et d’enrichir la biodiversité des nouveaux colons, qui étaient venus sur des vaisseaux spatiaux et non sous la forme de robots transporteurs de graines.

Et les Amerikanos avaient transmis plus que ça. Ils avaient aussi laissé d’immenses champs d’expérience, des connaissances qui n’avaient pas été perdues mais avaient été dépassées, de sorte qu’on n’appréciait plus trop d’être liés à eux, de dépendre d’eux. Les Mixmasters s’étaient approprié cette sagesse. Ils étaient devenus les gardiens de tout ce corpus de connaissances biologiques et génétiques, et ils avaient élargi cette sphère de génie grâce au contact avec les Ultras, qui leur offraient à l’occasion des bribes d’informations sur des génomes étrangers ou des techniques de manipulation expérimentées dans d’autres systèmes. Malgré ça, les Mixmasters avaient rarement été au cœur du pouvoir à Yellowstone. Après tout, le système était à la dévotion du clan Sylveste, cette vieille famille qui se faisait l’avocate de la transcendance par le truchement des modes cybernétiques d’expansion de la conscience.

Personne ne souscrivait totalement à la doctrine de Sylveste ; le dramatique échec des Quatre-Vingts en avait dégoûté plus d’un de la transmigration, et les Mixmasters gagnaient bien leur vie, évidemment. Mais leurs travaux étaient restés discrets : ils corrigeaient les anomalies génétiques chez les nouveau-nés ; ils gommaient les défauts hérités de lignées théoriquement pures. C’était un travail qui était d’autant moins visible qu’il était effectué avec plus de virtuosité, un peu comme un crime parfait qui semblerait ne jamais avoir eu lieu, et dont tout le monde aurait oublié la victime, d’ailleurs. Les Mixmasters travaillaient comme des restaurateurs de tableaux, ils faisaient en sorte que leur propre vision reste aussi discrète que possible. Ils recelaient pourtant un pouvoir de métamorphose terrifiant. Mais il était sous observation, parce que la société ne pouvait tolérer deux pressions transformatrices majeures simultanées, et à un certain niveau les Mixmasters le savaient. S’ils avaient laissé libre cours à leur art, la culture de Yellowstone aurait volé en éclats.

C’est alors que la peste avait frappé. La société avait bel et bien volé en éclats, mais, tels les fragments d’un astéroïde pulvérisé par une charge trop faible, ces éclats n’avaient pas l’énergie cinétique nécessaire pour se disperser à jamais. La société de Yellowstone s’était reformée, brutalement – fragmentée, et recomposée, et sur le point de s’écrouler à chaque instant, mais elle n’en était pas moins une société. Une société dans laquelle les idéologies de la cybernétique étaient, momentanément, une sorte d’hérésie.

Les Mixmasters s’étaient engouffrés sans effort dans le vide du pouvoir.

— Ils ont toujours des officines dans le Dais, dit Chanterelle. Des endroits où on peut faire déchiffrer son patrimoine génétique, vérifier son hérédité ou consulter des brochures proposant des modifications radicales. Des choses avec lesquelles on n’est pas né, ou dont on n’était pas censé hériter, fit-elle en indiquant ses yeux. Éventuellement, des transplantations – enfin, ça, c’est assez rare. À moins qu’on ne cherche quelque chose d’insensé, comme une paire d’ailes de Pégase. Généralement, c’est génétique. Les Mixmasters recâblent votre ADN de telle sorte que les changements se produisent naturellement – ou presque, de telle sorte que ça ne fasse pas de différence.

— Comment est-ce possible ?

— C’est simple. Quand on se coupe, la blessure guérit-elle en formant des écailles ou de la fourrure ? Bien sûr que non. Notre architecture corporelle est gravée dans notre ADN. Les Mixmasters se contentent de remodeler cette connaissance, de façon très sélective, de sorte que, lorsqu’il s’use ou se blesse, notre corps continue à faire son travail de maintenance, mais un peu différemment. On finit par produire des choses qui n’étaient pas prévues dans notre phénotype… Comme je disais, reprit Chanterelle après une pause, il y a des officines dans tout le Dais où ils exercent leur art. Si vous êtes intrigué par vos yeux, vous devriez peut-être passer les voir.

— Qu’est-ce que mes yeux ont à voir là-dedans ?

— Vous ne pensez pas qu’ils ont quelque chose de bizarre ?

— Je ne sais pas, répondis-je d’un ton aussi naturel que possible. Mais vous avez peut-être raison. Les Mixmasters pourraient peut-être m’en apprendre plus… Ça restera confidentiel ?

— Autant que n’importe quoi, par ici.

— Génial. Ça me rassure.

La plus proche officine était l’une des boutiques à la devanture ornée d’un hologramme devant laquelle nous étions passés en arrivant, dominant un bassin tranquille plein de koïs qui me regardaient en ouvrant et refermant la bouche. L’intérieur était tellement exigu que la tente de Dominika paraissait immense à côté. L’homme qui tenait la boutique portait une sobre tunique grise, ornée seulement par l’emblème des Mixmasters : deux mains tendues, doigts écartés, tenant une double hélice d’ADN comme si elles jouaient à un jeu de ficelle. Il était assis derrière une console planante en forme de boomerang, au-dessus de laquelle tournaient et palpitaient diverses projections moléculaires dont les couleurs vives évoquaient des jouets d’enfant. Ses mains munies de gantelets dansaient au-dessus des molécules, orchestrant des cascades complexes de fissions et de recombinaisons. J’étais sûr qu’il nous avait vus à l’instant où nous avions franchi la porte, mais il poursuivit ses manipulations pendant une bonne minute avant de daigner faire attention à nous.

— Je peux vous aider ?

Chanterelle prit la direction des opérations :

— Mon ami voudrait se faire examiner les yeux.

— Sans blague, fit le Mixmaster en contournant sa console, sortant un oculaire de sa tunique.

Il se pencha sur moi en fronçant le nez, probablement dégoûté par mon odeur, ce dont je ne pouvais le blâmer. Il regarda dans l’oculaire et m’examina les yeux, de sorte que l’énorme lentille sembla remplir la moitié de la pièce.

— Qu’est-ce qu’ils ont, ses yeux ? demanda-t-il comme s’il s’ennuyait mortellement.

Nous avions répété notre numéro avant d’entrer chez lui.

— J’ai fait une bêtise, dis-je. Je voulais des yeux comme ceux de ma partenaire, mais je n’ai pas pu m’offrir les services des Mixmasters. J’étais en orbite, et…

— Vous étiez en orbite et vous ne pouviez vous offrir nos services, hein ?

— Je me faisais scanner, évidemment. Ce n’est pas donné ; pas si on veut un bon provider qui offre des garanties.

— Oh.

Ça mettait un point final à la question. Les Mixmasters étaient idéologiquement opposés au principe même de scanning neural, au motif que l’âme ne pouvait être sauvegardée que biologiquement, et non conservée dans une machine.

Le type secoua la tête comme s’il avait rompu une promesse solennelle.

— Alors vous avez vraiment fait une bêtise. Mais vous le savez déjà. Que s’est-il passé ?

— Il y avait des Généticiens Noirs dans le carrousel. Des charcuteurs, qui proposaient plus ou moins les mêmes services que les Mixmasters, mais pour beaucoup moins cher. Comme ce que je voulais n’impliquait pas de reconstruction anatomique à grande échelle, je me suis dit que le jeu en valait la chandelle.

— Et maintenant, vous revenez nous voir en rampant, bien sûr.

Je lui dédiai mon plus beau sourire d’excuse.

— Il y a plusieurs semaines que je suis rentré du carrousel, dis-je. Et il ne m’est rien arrivé aux yeux. Ils sont toujours pareils. Je voudrais savoir si les charcuteurs ont fait autre chose que me piquer mon argent…

— Ça va vous coûter cher. Je commence à me dire que je devrais vous faire payer double tarif rien que parce que vous avez été assez stupide pour aller voir les charcuteurs. Enfin, poursuivit-il d’un ton radouci, espérons que ça vous servira de leçon. Disons que tout dépendra de ce que je vais découvrir, s’il y a eu des changements ou non.

Je n’aimai pas particulièrement ce qui suivit. Il me fit allonger sur une table plus compliquée et plus aseptisée que le canapé de Dominika, puis il m’immobilisa la tête à l’aide d’un carcan rembourré. Un appareil descendit sur mes yeux en extrudant un filament fin comme un cheveu qui frémissait légèrement, comme une moustache. La sonde se promena sur mes yeux, les cartographiant à l’aide des pulsations balbutiantes d’un rayon laser bleu. Puis – très vite, de sorte que j’eus plutôt l’impression d’une piqûre de froid – la moustache plongea dans mon œil, préleva un échantillon de tissu, se rétracta, se déplaça et replongea, une douzaine de fois peut-être, à des profondeurs différentes. Mais tout cela se passa si rapidement que la machine avait effectué son travail et s’était déplacé vers l’autre œil avant que j’aie eu le réflexe de fermer la paupière.

— C’est bon, dit le Mixmaster. Nous devrions pouvoir dire ce que les charcuteurs vous ont fait, s’ils vous ont fait quelque chose – et pourquoi ça n’a pas marché. Ça fait quelques semaines, dites-vous ?

J’approuvai d’un signe de tête.

— Il est peut-être encore un peu tôt pour dire que ça n’a pas marché, dit-il, plus pour lui-même que pour nous. Certaines de leurs thérapies sont assez sophistiquées. Enfin, celles qu’ils nous ont intégralement volées. Évidemment, ils ont supprimé les marges de sécurité et utilisent des séquences obsolètes.

Il se rassit et déploya la console, qui projeta aussitôt une séquence de chiffres auxquels je ne compris rien : des histogrammes mouvants et un défilé de tableaux pleins de données alphanumériques. Un gigantesque globe oculaire d’un demi-mètre de diamètre s’anima comme un croquis désincarné sorti d’un carnet de Léonard de Vinci. Le Mixmaster fit des grands mouvements avec ses gantelets, et des bouts du globe oculaire se détachèrent comme des parts de gâteau, exposant les couches plus profondes.

Il resta plusieurs minutes le menton dans la main, en contemplation devant l’œil qui planait dans le vide, et dit enfin :

— Il y a des changements… Des changements génétiques profonds – mais ils ne portent pas notre signature…

— Votre signature ?

— Des informations protégées par copyright, encodées dans les paires basales redondantes. Dans ce cas précis, il ne s’agit apparemment pas de séquences que les charcuteurs nous auraient volées, car elles auraient conservé des traces résiduelles de conception Mixmaster. Non, fit-il en secouant la tête avec emphase. Ce travail n’a pas été effectué sur Yellowstone. C’est très sophistiqué. Mais…

Je me redressai sur le divan, essuyai un pleur spasmodique sur ma joue.

— Mais quoi ?

— Ce n’est certainement pas ce que vous avez demandé.

Ça, je le savais déjà, puisque je n’avais rien demandé. Je me contentai de manifester la surprise et l’inquiétude que j’étais censé éprouver, et attendis la suite.

— Je connais le genre de gènes à homeobox nécessaires pour une pupille d’œil de chat, et je ne vois pas de changements notables dans les régions chromosomiques concernées. Mais je constate des changements ailleurs, dans les parties qui n’auraient pas dû être modifiées.

— Vous pourriez être plus précis ?

— Pas comme ça, non. Le problème, c’est que les séquences sont fragmentaires dans la plupart des chaînes. Les changements d’ADN spécifique auraient dû être insérés par un rétrovirus conçu par nous – ou par les charcuteurs – et programmé pour effectuer les mutations voulues en fonction de la transformation désirée. Dans votre cas, poursuivit-il, il semblerait que le virus ne s’est pas recopié très efficacement. Il y a encore quelques brins intacts, très peu, où les changements sont pleinement exprimés. Ce n’est pas efficace, et ça pourrait expliquer pourquoi les changements n’ont pas commencé à affecter la structure générale de votre œil. Mais je n’avais jamais vu ça. Si ce sont vraiment les charcuteurs qui vous ont fait ça, il faut croire qu’ils utilisent des techniques dont nous n’avions pas encore entendu parler.

— Ce n’est pas rassurant, hein ?

— Au moins, quand ils nous volaient nos techniques, le client pouvait être assuré qu’elles marcheraient, ou qu’elles ne présenteraient pas de réel danger, fit-il en haussant les épaules. Du coup, je crains que vous n’ayez même plus cette garantie. J’imagine que vous commencez déjà à regretter cette visite. Mais il est trop tard pour avoir des regrets.

— Merci de votre compassion. J’imagine que si vous pouviez établir le séquençage, vous pourriez aussi remédier au problème ?

— Ce serait beaucoup plus difficile que d’effectuer le travail la première fois. Enfin, ça pourrait être fait, mais ce ne serait pas donné.

— Là, vous m’étonnez.

— Alors, vous voulez que nous nous en occupions, ou non ?

Je m’approchai de la porte, laissant Chanterelle me devancer.

— Je vous tiendrai au courant, comptez sur moi.

 

 

Je ne savais pas trop bien comment elle pensait que j’allais réagir après l’examen. S’imaginait-elle que les investigations du Mixmaster réveilleraient mes souvenirs, que je comprendrais soudain ce qui n’allait pas dans mes yeux, et comment c’était arrivé ? Peut-être. Et peut-être aussi m’étais-je raccroché à l’idée que la nature de mes yeux était une chose que j’avais temporairement oubliée, un aspect longtemps refoulé de l’amnésie de réveil.

Il n’en était rien.

Je n’étais pas plus avancé, mais beaucoup plus déstabilisé, parce que je savais qu’il se passait quelque chose, et que je ne pouvais plus faire comme si j’ignorais que mes yeux brillaient dans le noir. Depuis que j’étais arrivé à Chasm City, j’étais de plus en plus conscient d’avoir une faculté que j’avais toujours ignoré posséder jusqu’à présent. J’y voyais dans le noir, alors que les autres avaient besoin de lunettes amplificatrices ou de filtres infrarouge. Je l’avais remarqué pour la première fois – sans m’en rendre vraiment compte – quand j’étais entré dans le bâtiment en ruine et que j’avais levé les yeux pour voir l’escalier qui m’avait permis d’échapper à mes poursuivants. Plus tard, quand la télécabine s’était écrasée sur la cuisine de Laurent, la même chose s’était reproduite. Je m’étais extirpé du véhicule accidenté et j’avais vu le porcko et sa femme longtemps avant qu’ils ne me voient – et pourtant, contrairement à eux, je n’avais pas de lunettes amplificatrices. Là encore, j’étais trop dopé à l’adrénaline pour prendre le temps de réfléchir au problème.

Je savais à présent que je n’avais pas imaginé ce qui s’était passé ; mes yeux étaient le théâtre d’un changement génétique profond. Et peut-être le changement était-il achevé, quel que soit le degré de fragmentation génétique que le Mixmaster avait observé.

— Quoi qu’il vous ait dit, fit Chanterelle, ce n’était pas ce que vous vouliez entendre, hein ?

— Il ne m’a rien dit. Vous étiez là ; vous avez entendu chacun des mots qu’il a prononcés.

— Je me disais que vous comprendriez peut-être en partie ce qu’il racontait.

— C’est ce que j’espérais, mais non ; je n’y ai rien compris.

Nous retournâmes vers la maison de thé, mon esprit en révolution comme une roue d’écureuil. Quelqu’un avait bricolé mes yeux à l’échelle moléculaire, les reprogrammant de sorte qu’ils deviennent non humains. Se pouvait-il que ce soit une conséquence du virus de Haussmann ? Peut-être, mais quel rapport avec le fait d’y voir dans le noir ? Sky détestait le noir ; il en avait une peur abjecte.

Il ne voyait pas dans le noir.

Le changement n’avait pas pu se produire depuis que j’étais arrivé sur Yellowstone. À moins que ce ne soit Dominika qui l’ait provoqué en me retirant cet implant. Mais non, ça ne collait pas. Je voyais déjà dans le noir, à ce moment-là.

Waverly, alors ?

C’était possible. D’un point de vue chronologique, surtout. J’étais inconscient dans le Dais quand Waverly m’avait greffé l’implant. Ça ne laissait que quelques heures entre l’administration du traitement génétique et le début des modifications oculaires. Compte tenu du fait que le changement pouvait être considéré comme une sorte de croissance contrôlée, ça paraissait vraiment court, mais ça avait peut-être suffi. Après tout, seule une masse relativement restreinte de cellules avait été affectée, et non un organe majeur ou une vaste région anatomique. Je compris soudain que c’était possible. La motivation était là, tout du moins. Waverly travaillait pour les deux camps, et il avait renseigné Zebra à mon sujet, me donnant une chance raisonnable de sortir vivant du Grand Jeu. Se pouvait-il qu’il ait décidé de me donner un avantage supplémentaire avec cette vision nocturne ?

C’était possible, oui. Et réconfortant.

Sauf que je n’étais pas disposé à y croire.

— Vous vouliez voir Mathusalem, me rappela Chanterelle en indiquant l’énorme réservoir gainé de métal que j’avais remarqué un moment plus tôt. Eh bien, c’est l’occasion ou jamais.

— Mathusalem ?

— Venez.

Je me frayai un chemin dans la foule qui entourait l’aquarium. En réalité, je n’eus pas à jouer vraiment des coudes. Les gens s’écartaient devant moi avant que j’aie seulement eu le temps de leur accorder un regard, et ils avaient la même façon de plisser le nez que le Mixmaster. Je les comprenais, eux aussi.

— Mathusalem est un poisson, dit Chanterelle en me rejoignant devant la paroi de verre glauque. Un très gros et très vieux poisson. Le plus vieux, en fait.

— Quel âge ?

— Personne ne le sait, Tanner. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il remonte à la période amerikano, au moins. Ça veut dire qu’il est sensiblement plus vieux que tous les autres organismes vivants sur cette planète, à l’exception peut-être de quelques cultures de bactéries.

L’énorme koï boursouflée, d’une antiquité indicible, remplissait le réservoir comme une vache de mer qui se serait prélassée au soleil. Son œil, aussi gros qu’une assiette, nous observait avec un manque complet d’intelligence, comme si nous contemplions un miroir légèrement dépoli. Sa cornée était traversée de taies blanchâtres pareilles à des chaînes d’îlots sur une mer gris ardoise. D’étranges protubérances déformaient la grosse masse bouffie de son corps semé de plaques de chair malsaine, à vif, et d’écailles livides, presque incolores. Ses branchies s’ouvraient et se refermaient avec une lenteur qui amenait à se demander si elles n’étaient pas mues par les courants qui agitaient l’eau de l’aquarium.

— Comment se fait-il qu’il ne soit pas mort comme les autres koïs ?

— Peut-être qu’ils lui ont rafistolé le cœur, ou qu’ils lui en ont donné un autre. Ou plusieurs. Ou un cœur mécanique. Ou alors, peut-être qu’il n’en fait pas grand-chose. Il paraît que l’eau est très froide ; près de zéro degré. Ils lui mettent quelque chose dans le sang pour qu’il reste liquide. Son métabolisme est aussi ralenti qu’on peut l’être. Cela dit, il fait l’objet d’un véritable culte, ajouta Chanterelle en effleurant la paroi de l’aquarium, ses doigts laissant une empreinte sur le verre givré. Les anciens le vénèrent. Ils pensent qu’en communiant avec lui – en touchant le verre – ils assurent leur propre longévité.

— Et vous, Chanterelle ?

— Je l’ai cru, dans le temps, acquiesça-t-elle. Mais c’est comme le reste, une phase dont on finit par sortir.

Je regardai à nouveau l’œil pareil à un miroir en me demandant ce que Mathusalem avait vu pendant toutes ces années, et si quelques-unes de ces données s’étaient cristallisées en ce qui passait pour des souvenirs dans la mémoire de ce vieux poisson joufflu. J’avais lu quelque part que les poissons rouges étaient incapables de se rappeler quoi que ce soit plus de quelques secondes.

Bon, des yeux, j’en avais jusque-là pour aujourd’hui. Même des yeux qui ne savaient rien, ne comprenaient rien, des yeux de koï. C’est alors que mon regard s’égara vers le bas, sous la courbe tombante de la mâchoire du poisson, vers l’obscurité vert d’eau, frémissante, de l’autre côté du réservoir, où une douzaine de visages étaient massés contre la vitre.

Reivich.

C’était impossible, et pourtant il était là ; debout du côté diamétralement opposé de l’aquarium, son visage exprimant un calme suprême, comme s’il était perdu dans la contemplation de l’antique animal qui nous séparait. Mathusalem remua une nageoire – un mouvement d’une lenteur indescriptible – et le courant fit bouger le visage de Reivich, qui se déforma. Quand l’eau se calmerait, me dis-je, je me rendrais compte que j’avais simplement vu un autochtone doté du même genre de gènes caractéristiques de la banale beauté des aristocrates.

Quand l’eau se fut calmée, c’était toujours Reivich que je regardais.

Il ne m’avait pas vu. Nous étions face à face, de part et d’autre de l’aquarium, mais son regard n’avait pas encore croisé le mien. Je tournai la tête tout en m’arrangeant pour continuer à le surveiller du coin de l’œil. Je mis la main dans ma poche, à la recherche du pistolet à balles de glace, et fus presque étonné de constater qu’il y était toujours. Je retirai le cran de sûreté.

Reivich était toujours planté là, sans réaction.

Il était tout près. Je me sentais raisonnablement capable de lui loger une balle dans le corps, comme ça, sans sortir le pistolet de ma poche. Et si je tirais trois balles, je pouvais même assimiler la distorsion provoquée par l’eau qui nous séparait et resserrer mon angle de tir. Les balles auraient-elles la vélocité suffisante pour traverser deux épaisseurs de verre armé et l’eau qui les séparait ? Je n’en avais pas idée, et de toute façon, compte tenu de l’angle selon lequel je serais obligé de tirer, il y avait encore autre chose sur la trajectoire.

Je ne pouvais tout simplement pas tuer Mathusalem comme ça…

Évidemment que je le pouvais ! Je n’avais qu’à presser la détente et je ferais quitter à la koï géante l’état mental extrêmement simpliste dans lequel il se trouvait. Ce serait un peu comme saccager un tableau célèbre.

Le bol d’argent aveugle qu’était l’œil de Mathusalem attira mon regard.

Je ne pouvais pas faire ça. Pour rien au monde.

— Et merde ! fis-je.

— Qu’y a-t-il ? demanda Chanterelle, me bloquant le passage alors que je m’écartais de la paroi de verre et tentais de me frayer un chemin entre les badauds venus jeter un coup d’œil au poisson légendaire.

— Je viens de voir quelqu’un. De l’autre côté de Mathusalem.

J’avais à moitié sorti le pistolet de ma poche, à présent. Il suffisait que quelqu’un me jette un coup d’œil pour comprendre aussitôt ce que je m’apprêtais à faire. Et pour se mettre à hurler.

— Tanner, vous êtes fou ?

— Très probablement, et de toutes les façons, répondis-je. Mais je crains que ça n’y change rien. Attendez-moi là.

Alors, je commençai à faire le tour de l’aquarium d’une démarche désinvolte, la transpiration de ma paume trempant le métal de l’arme. Je la sortis davantage de ma poche dans un geste que j’espérai anodin, comme s’il s’agissait d’un vulgaire étui à cigarettes. Un détail me fit tiquer.

Je tournai au coin de l’aquarium.

Reivich avait disparu.

La Cité du Gouffre
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